Interview de Yotam Feldman par Shir Hever

10.10.2013

Categories: Embargo militaire

Yotam Feldman est un journaliste israélien et le réalisateur du film "The Lab" portant sur l'industrie d'armement israélienne. Ce film a déjà été projeté en israël et le sera prochaînement ailleurs (aussi en Suisse, voir campagnes BDS en Suisse).

Ci-dessous la traduction d'une interview en anglais du réalisateur effectuée par Shir Hever, économiste israélien vivant actuellement en Allemange, lui-même producteur du réseauThe Real News Network.

 

HEVER : Peux tu nous dire comment est né ce film ?

FELDMAN : le travail a commencé alors que je travaillais au journal Haaretz comme journaliste d'investigation et que j'écrivais fréquemment des articles sur le rapport entre les opérations militaires et les profits financiers; sur le commerce des armes, sur l'industrie de la sécurité nationale. A un moment donné, je suis arrivé à la conclusion que tous ces thèmes dépassaient de loin le cadre strict de l'économie israélienne et qu'ils concernaient chacun de nous. Au cours de cette réflexion j'ai rencontré des personnalités exceptionnelles et j'ai pensé qu'ils pourraient être fort intéressants de développer tout cela dans le cadre d'un film.

HEVER : Dans ce film tu parles de deux types d'exportations, d'une part celle des armes au sens matériel et d'autre part l'exportation de savoir-faire, notamment l'expertise d'anciens officiers israéliens qui participent à l'entrainement de forces militaires et de police à l'étranger. Quelle est la spécificité israélienne ? En quoi les exportations israéliennes se différencient-elles des exportations d'autres pays ?

FELDMAN : Tout d'abord, dans le film on voit deux sortes d'experts – en fait il y en a davantage, parce qu'au-dessus d'eux, il y a les experts de la Sécurité Nationale. Ceci ne figure nul part, même pas dans les chiffres officiels. Ainsi les 7milliards de dollars qu'Israël encaisse grâce aux exportations de la défense (Homeland Security - HLS) ne sont pas inclus dans les bilans financiers publiés, pas plus que ce qui a trait au matériel de sécurité tels que barrières/clôtures, matériel de surveillance et beaucoup d'autres moyens qui sont également exportés d'Israël avec beaucoup de succès.

A mon avis, le principal produit que les Israéliens ont vendu, notamment au cours de cette dernière décennie, c'est leur expérience. Quand des clients – et j'ai vu cela de mes yeux – viennent en Israël de partout dans le monde ou rencontrent des experts Israéliens à l'étranger, ils ne sont pas spécialement intéressés par l'ingénierie israélienne ou par le produit israélien : ce qu'ils viennent acheter c'est le fait que ces produits ont été testés, c'est l'expérience. Ils veulent le missile qui a été tiré lors de la dernière intervention à Gaza ou le fusil utilisé lors de la dernière incursion en Cisjordanie. Voilà ce qui les intéresse.

HEVER : Cela m'amène à la question suivante. Un des aspects qui revient sans cesse dans ton film est le thème des guérillas urbaines, peut-être s'agit-il de cette expertise, de cette compétence dont il s'agit? Mais y a-t-il un lien entre d'une part la politique que mène le gouvernement en poursuivant ces conflits, ces attaques et d'autre part l'aptitude de cette industrie à générer des affaires, à produire du commerce à travers ces compagnies d'armement ?

FELDMAN : Je pense que le terme approprié n'est pas tellement celui de guérilla urbaine mais de guerre asymétrique. C'est un terme inventé en fait par un israélien - Martin van Creveld - pour définir cette nouvelle sorte de conflit entre une armée régulière et des activistes. En Israël et dans beaucoup d'autres lieux, ces conflits sont effectivement plutôt focalisés sur le terrain urbain, comme à Gaza, en Cisjordanie. Mais ils peuvent aussi se produire au Liban et sur d'autres terrains très différents.

Et pour répondre à ta question, je pense que oui, qu'il existe des liens étroits à plusieurs niveaux. L'un est le fait que ces très grosses industries de défense investissent beaucoup d'argent dans la recherche et dans la vente de leurs produits à l'armée israélienne, et savent très bien s'y prendre. Et, bien sûr, une fois que l'armée a acheté le produit, elle finit par l'utiliser. Voilà l'un des liens.

Par ailleurs il y a le fait qu'en Israël beaucoup de politiciens parmi ceux qui décident de la date de la prochaine opération – ou des personnes de leur entourage proche – sont personnellement impliqués dans cette industrie du commerce des armes et tirent profit de ces opérations.

HEVER : Ainsi certains politiciens israéliens que tu as interviewés, comme le Ministre israélien de la Défense, qui est ensuite devenu le Ministre de l'industrie, du travail et du commerce, sont des anciens officiers militaires, n'est ce pas ?

FELDMAN : Oui, absolument.

HEVER : Puisque beaucoup de ces politiciens sont des anciens officiers de l'armée, penses-tu qu'on puisse affirmer qu'il y un lien entre les options militaires envisagées et les opportunités économiques et avantages financiers qu'ils pourraient tirer de l'industrie militaire ?

FELDMAN : De nouveau, je ne pense pas que l'argument de mon film tourne uniquement autour de l'argent et des intérêts économiques ni que l'avidité ou le profit aient été les principales raisons pour mener des opérations à Gaza. Il existe bien entendu d'autres facteurs, par exemple idéologiques, qui ont exercé une plus grande influence. Par contre je pense vraiment que les raisons économiques ont joué un rôle très important dans la manière dont les opérations sont menées, sur leur déroulement et sur leur durée, sur le type d'armes utilisé.

L'autre aspect est que l'économie israélienne est actuellement très dépendante de ces opérations dans la mesure où l'industrie de l'armement constitue 20% des exportations. Il faut comprendre qu'en Israël 150.000 familles – pas des individus mais des familles – dépendent de cette industrie. Si un jour cela s'arrêtait, s'il n'y avait plus d'opérations à Gaza, alors Israël serait confrontée à des problèmes économiques.

HEVER : J'aimerais évoquer l'aspect idéologique que tu as mentionné. Mais avant cela, si tu permets, j'aimerais que tu nous parles un peu plus des aspects économiques. Nous constatons qu'il existe des liens intéressants entre le gouvernement et les compagnies privées. Certaines de ces compagnies sont la propriété du gouvernement alors que d'autres sont complètement privées, mais toutes semblent coopérer à un très haut niveau.

FELDMAN : Oui, absolument. Tout d'abord, les principaux piliers de l'industrie de la défense israélienne sont encore nationalisés. Les trois plus grandes usines d'armement, à savoir Rafael, IAI, et IMI sont propriété de l'Etat. Mais il existe aussi un très important et très florissant secteur privé de la défense, qui, comme tu le dis bien, coopère très étroitement avec le gouvernement, avec l'armée. israël est très fière du système de réserve de son armée. Ce système permet qu'une personne faisant partie de l'armée de réserve peut non seulement concevoir et vendre les armes mais également les tester. Et il y a évidemment aussi des liens avec les politiciens qui, dans de nombreux cas, sont impliqués dans ces industries.

A mon avis c'est entre ces industries et l'armée israélienne que les liens sont les plus étroits. Elbit, par exemple, n'est pas l'entreprise la plus importante du secteur de la défense mais c'est celle qui fait le plus de profits en Israël. C'est une compagnie privée, propriété de Mickey Federmann, qui est très proche de Barak, le ministre de la Défense, et il recrute chaque année des douzaines de hauts gradés de l'armée. Je pense que, mis à part leurs compétences et tout le reste, Elbit les engage justement à cause de leurs liens avec l'armée israélienne et leur aptitude à vendre des produits à l'armée. Dans un deuxième temps, après avoir été testés en Israël et présentés à des clients étrangers, ces produits seront exportés.

HEVER : Une des choses qui ressort dans le film c'est l'hypocrisie. Un ancien commandant israélien du Southern Command, Yoav Galant, qui était à la tête de l'attaque israélienne sur Gaza en 2008- 2009, dit dans le film que d'autres gouvernements critiquent les attaques israéliennes contre des Palestiniens, ce qui ne les empêche pas en même temps d'acheter du matériel et de la formation (« training ») en provenance d'Israël. Dans ton film tu montres comment des représentants de nombreux pays se rendent en Israël pour suivre des formations. Est-ce qu'on peut dire que le commerce des armes est une des manières qu'a Israël d'obtenir un soutien politique ?

FELDMAN : Oui. Tout d'abord, je suis tout à fait d'accord avec Galant en ce qui concerne l'hypocrisie. Ces mêmes gouvernements, notamment en Europe, qui critiquent Israël pour l'usage de sa force militaire contre des civils, pour les dommages – collatéraux ou non collatéraux – achètent en même temps de l'armement israélien, permettant ainsi à Israël de produire de nouvelles armes et d'utiliser de nouvelles armes à Gaza. Sur ce point, il a 100% raison. Je pense aussi qu'au cours des deux dernières années depuis l'opération Plomb Durci, l'indignation suscitée par les actions israéliennes à Gaza, au Liban, en Cisjordanie n'est plus aussi forte que par le passé. Je pense que cela est dû en grande partie aux intérêts économiques.

HEVER : Pour revenir à l'aspect idéologique que tu as mentionné, quand je regarde ce film je ne peux pas m'empêcher de me demander pourquoi ces personnalités que tu interroges acceptent d'être interviewées, acceptent de te parler, alors même que tes questions portent sur des thèmes sensibles comme le fait de tuer.

FELDMAN : Je pense – et cet aspect est très important pour moi – que les personnes qui s'expriment dans mon film ne sont ni cyniques ni nihilistes, à part Barak, qui n'occupe pas une place si importante dans le film. Les autres personnes que j'ai interviewées ont une vision du monde très solide moralement. Ils comprennent la gravité de ce qu'ils sont entrain de faire, ils comprennent pourquoi ils le font. En fait ils apprécient le fait d'avoir l'opportunité – dans la mesure où il s'agit d'une opportunité équitable – de dire au monde, de dire aux Israéliens, ce qu'ils font et pourquoi ils le font. Et lorsqu'ils ont vu le film, je ne pense pas qu'ils ont considéré que le film les favorisait ou les glorifiait – et je ne me serais pas senti à l'aise si cela avait été le cas – mais ils l'ont trouvé juste. Ils ont trouvé qu'il reflétait bien leur point de vue et que le film avait fourni une bonne opportunité de s'expliquer.

HEVER : Quel était à ton avis leur but en acceptant d'être interviewé ? Auprès de qui veulent-ils s'expliquer ? Quel type de public visent-ils quand ils s'adressent à toi ?

FELDMAN : Je pense qu'ils s'adressent principalement aux Israéliens. Un des aspects les plus étonnants qu'a dévoilé ma recherche est le manque absolu de discussion publique sur les armes. Aux Etats-Unis, en Allemagne, tu trouves chaque semaine ou toutes les deux semaines des enquêtes de journalistes sur les armes, des films sur les armes. En Israël, rien de tout cela. Personne n'en parle, il y a une mystification. Je pense qu'il y a beaucoup de mythes inexacts dans ce domaine. [En ce qui concerne ceux qui s'expriment dans le film] je pense qu'ils ont vraiment voulu saisir la chance de montrer ce qu'ils font. Dans certains cas, c'est douloureux. Dans certains cas c'est dur pour les Israéliens de le voir. Mais ces personnes disent ce qu'elles pensent, elles s'expliquent.

HEVER : Merci beaucoup Yotam de nous avoir rejoint.

FELDMAN : Merci

HEVER : et merci beaucoup pour nous avoir rejoint sur The Real News Network

 

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