"Critiquer Israël n'est pas antisémite"
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Pouvez-vous définir l’antisionisme et l’antisémitisme ?
Michèle Sibony : C’est de l’ordre du bon sens le plus élémentaire. L’antisémitisme est une forme de racisme, c’est l’essentialisation des Juifs en tant que Juifs, c’est la haine des Juifs parce qu’ils sont Juifs. L’antisionisme, c’est la critique d’une idéologie qui vise à la création d’un État juif en Palestine, par l’expulsion et l’oppression de la population palestinienne autochtone, et par un colonialisme de peuplement. Le sionisme est l’enfant des idéologies européennes du milieu du XIXe siècle : la formation d’États-nations, au moment de la désintégration de grands empires européens, et la constitution des grands empires coloniaux.
L’idée, à l’époque, est qu’à chaque entité nationale doit correspondre un État et une terre. Le colonialisme européen permet alors de s’emparer d’autres territoires, en Afrique, en Asie... Le sionisme est une émanation parfaite de ces deux idéologies, il considère que le peuple juif constitue une nation sans terre, qu’il doit pour se normaliser créer son État, et il cherche une terre sur laquelle installer cet État. La Grande-Bretagne lui fournira le terrain en Palestine, avec la déclaration Balfour. Cela aboutit à la création de l’État d’Israël comme État national juif en 1948 sur la terre de Palestine au détriment de tous les droits du peuple palestinien. Aujourd’hui, l’antisionisme désigne la critique du sionisme et par voie de conséquence le régime mis en place en Israël.
L’antisionisme a d’abord été porté par des juifs…
Oui, autant le sionisme que l’antisionisme sont d’abord des idéologies juives. A la fin du XIXe siècle, le sionisme cherche à trouver une solution à l’antisémitisme par une définition nationale juive. Dès la naissance du sionisme, de nombreux juifs s’y opposent, la majorité en fait. Ceux-ci sont de toutes obédiences, religieux-orthodoxes, « assimilationistes » – qui cherchent à affirmer leur place de citoyen dans les pays où ils vivent – ou internationalistes. Sans parler des juifs du monde arabe qui n’étaient au départ ni intéressés ni même visés par le projet sioniste.
On se souvient de Lord Montagu, le ministre des Armées anglais. Lors de la déclaration Balfour, qui promit un foyer national juif en Palestine, il reprocha au gouvernement britannique de faire des sujets britanniques juifs des étrangers dans leur pays, et évoquait un risque généralisé à toute l’Europe et la Russie.
Vous êtes vous-même juive et antisioniste, comme les membres de l’UJFP. Comment se manifeste votre antisionisme ?
Nous remettons en question la nature du régime de l’État d’Israël, soit l’affirmation que l’État israélien est l’État du peuple juif, que sa terre appartient au peuple juif, et donc pas à ses habitants palestiniens. Cela nous apparaît comme contraire à la définition de toute démocratie moderne. En France, par exemple, tous les citoyens sont égaux. Ils participent tous de la Nation française. En Israël ce n’est pas le cas : il n’est pas l’État de tous ses citoyens. Il y a une différence entre la citoyenneté, qui peut aussi être accordée à des citoyens d’origine palestinienne, et la nationalité, qui ne l’est pas. Les Palestiniens vivant en Israël sont des citoyens israéliens de nationalité arabe. Or, la nationalité juive confère des droits refusés aux Palestiniens. L’État est de nationalité juive, la terre appartient à la nation juive. Cela aboutit à des dizaines de lois discriminantes à leur égard, faisant d’eux des citoyens de seconde catégorie. Sans parler de l’occupation et de la colonisation qui continuent... en violation du droit international.
En luttant contre l’Apartheid, étions-nous racistes contre les Blancs d’Afrique du Sud ? Est-ce que nous voulions le démantèlement de l’État sud-africain, jeter tous les Blancs à la mer ? Non. Nous voulions que l’État sud-africain reconnaisse comme égaux tous les Sud-Africains, quelle que soit leur origine. Être antisioniste pour nous aujourd’hui c’est exiger l’égalité de tous les habitants vivant sous la souveraineté israélienne entre la mer et le Jourdain.
Est-ce que contester la légitimité de l’État israélien, qui, pour devenir un Etat à majorité juive, a expulsé plus de 800 000 Palestiniens de son territoire en 1948, est antisémite ?
La question ne se pose pas en ces termes, même par les Palestiniens. Ce sont les propagandistes sionistes qui affirment que les antisionistes délégitiment Israël ou veulent le détruire. Même l’ancienne charte de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) concevait un État laïque et démocratique pour tous ses habitants, juifs, chrétiens et musulmans. La légitimité d’un État qui pratique l’apartheid, l’occupation, la colonisation ne peut s’acquérir que s’il change de nature. Lutter pour la fin d’un tel régime politique, je ne vois pas en quoi c’est antisémite. Ce n’est pas parce que ses citoyens sont juifs que l’État d’Israël est critiqué, mais parce qu’il met en place un régime colonial et des lois discriminantes. Ceux qui ont intérêt à entretenir cette confusion sont les dirigeants israéliens puisqu’ils considèrent leur État comme celui de tous les juifs du monde. Ce sont eux qui tentent d’imposer l’équation tout juif est sioniste, donc tout antisioniste est anti-juif.
Le cas Dieudonné n’a-t-il pas quelque peu brouillé les cartes en France ? Voici un antisioniste qui a dérivé vers un antisémitisme à peine déguisé… Sans parler du réseau Égalité et réconciliation, notoirement antisémite.
Bien avant Dieudonné il y eu des mouvements antisémites qui se disaient antisionistes. Il y a toujours eu des tentatives de brouillage, marginales, se servant de l’antisionisme pour diffuser leur antisémitisme. Dieudonné a eu un parcours inverse. Je ne pense pas qu’il était antisémite, il l’est devenu. Ce n’est pas acceptable pour autant. Ces gens-là rendent d’ailleurs un fort mauvais service à la cause du peuple palestinien.
A l’inverse, il y a toujours eu en France des courants d’extrême droite qui étaient antisémites et sionistes. Vous en trouvez actuellement aux États-Unis, dans les manifestations racistes de Charlottesville par exemple, où ont défilé des antisémites violents et tout à fait sionistes. Comme on en trouve en ce moment à la tête du gouvernement américain, ce qui n’a pas l’air de déranger le gouvernement israélien qui ne les condamne pas. Netanyahu a dû vraiment se faire prier, notamment par les organisations juives américaines, pour condamner du bout des lèvres les manifestations antisémites de Charlotteville.
C’est une vieille histoire, l’antisémitisme a nourri le sionisme, il l’a rarement gêné. Le sionisme est né de l’antisémitisme, et s’est développé avec lui, il s’est toujours appuyé sur l’antisémitisme, pour justifier son projet de création d’État d’Israël au départ, et aujourd’hui pour justifier la persistance de son régime raciste.
Pression sur la solidarité internationale
Vous dites que ce débat entre antisionisme et antisémitisme sert à faire diversion ?
Il est construit et promu par la politique israélienne et ses organes de propagande dans un seul but : nous empêcher de parler de ce que fait le régime israélien sur le territoire qu’il occupe, celui des Palestiniens. Si on parlait d’antisionisme, on serait sur un terrain idéologique et politique. Il s’agit pour les dirigeants israéliens d’éliminer le terrain politique puisque c’est là qu’ils ne peuvent répondre, et qu’il n’y a pas de justification possible. En revanche, sur le terrain du racisme antisémite, avec le sentiment de culpabilité des Européens, le souvenir du judéocide, la peur entretenue des juifs, là, on fait oublier la Palestine. L’antisémitisme, c’est le terrain sur lequel les gouvernants israéliens confortent leur régime politique, en faisant taire ce qu’il signifie pour la population opprimée.
Comment interprétez-vous la confusion entretenue au plus haut de l’État français entre antisionisme et antisémitisme ? Est-ce un acte délibéré de soutien à Israël ?
Le renforcement des alliances de l’Europe et des États-Unis avec Israël depuis l’échec du processus d’Oslo à la fin des années 1990 explique cette manipulation. La France a été le premier État à adopter une circulaire visant à criminaliser le mouvement Boycott, Sanctions et Désinvestissements (BDS). Cette alliance s’est doublée de la désignation par le néo-conservatisme d’un ennemi commun depuis le 11 septembre : l’islam. Un combat contre l’axe du mal. C’est ce qu’a déclaré Benjamin Netanyahu au président Emmanuel Macron lors de sa visite en juillet dernier en France à l’occasion de la commémoration de la rafle du Vél d’Hiv de 1942, juste après sa redéfinition de l’antisionisme : « Votre lutte contre l’islam militant est notre lutte. »
Ce discours a-t-il déjà fait des dégâts en France et dans le monde empêchant des militants critiques de la politique d’Israël de s’exprimer ?
Certainement. Les militants de BDS ont été soumis à de nombreux procès en France. On a observé aussi une forte pression de l’exécutif sur le pouvoir judiciaire en France, qui n’hésite pas à demander aux procureurs d’instruire et de poursuivre les cas de boycott. Dans la grande majorité des cas, les juges, très irrités je crois d’être sollicités pour ce genre de cas, ont prononcé des non-lieux en première instance. Ce sont les procureurs qui ont renchéri ensuite. On a exactement le même procédé avec les « délinquants solidaires » en France, qui défendent les migrants par exemple. Les procureurs doivent insister pour obtenir des condamnations en faisant appel de décisions très modérées en première instance. On constate donc un prise de pouvoir du politique sur le judiciaire. Cela montre un profond clivage entre la société civile et les gouvernements, que ce soit sur la question israélienne ou sur celle des migrants.